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Dans ce chapitre j'entrecroiserai les lignes communicationnelles – reliant les données entre elles via des protocoles internet – et les lignes des déplacements sensibles – les chemins que nous parcourons par et dans un système protocolaire.

C'est en prenant pour racine la distinction développée par Tim Ingold entre les fils et les traces1 que seront abordés les différents chemins et mouvements dont les modalités d'existence varient en fonction qu'elles font part d'un système ou qu'elles en dérivent.

Lorsque Tim Ingold définit le fil, il fait référence à des lignes-artefacts à la forme définie, qui peuvent à la fois figurer en entrelacs et ainsi produire une surface (comme les fils d'un tissage) ou simplement se trouver tendus d'un point à un autre. Il définit ensuite la trace comme « la marque durable laissée dans ou sur une surface solide par un mouvement continu ». Les traces ne sont ainsi pas dissociables de leur temporalités et d'un mouvement inscrit dans cette temporalité.

Dans ce chapitre j'entrecroiserai les lignes communicationnelles – reliant les données entre elles via des protocoles internet – et les lignes des déplacements sensibles – les chemins que nous parcourons par et dans un système protocolaire.

Le web, dans son infrastructure, est un réseau de lignes.

C'est par l'écriture dans un système que les traces se forment, et permettent ainsi de créer un espace habité.

→ Tim Ingold, « Traces, fils et surfaces » : surface / espace web

→ Silvio Lorusso, « Liquider l'utilisateur » : habiter

« Plus les nœuds sont solides, plus les surfaces semblent impénétrables. »2

La texture des surfaces rend propice la perception attentive de l'infrastructure d'un dispositif. La texture, par ses variations matérielles, permet de mieux concevoir ou déceler les lignes adjacentes à celles pratiquées dans nos usages, nos gestes, nos mouvements. Regarder les surfaces, chercher les textures, nous aide à comprendre le fonctionnement du système dans lequel nous évoluons. Comme l'écrit Tim Ingold, les lignes permettent de construire des surfaces. Les surfaces que nous percevons dans les espaces web sont constituées de nœuds (les hyperliens).

→ Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, « Connecter, traverser, longer »

L'écriture d'hyperliens permet d'occuper l'espace, et participer à sa construction (tisser une surface collectivement). Or, la surface du web n'est jamais visible dans son entièreté, elle est imaginée, voire fantasmée. Et à ce fantasme s'ajoute une compréhension abstraite du dispositif lui-même. Écrire le HTML, c'est peut-être une façon de tisser dans et avant, et non sur. C'est-à-dire qu'on peut tisser sur, comme si on brodait des motifs sur une trame pré-dessinée, qu'on ne sait pas produire et qu'on sait produite dans une temporalité distante de la nôtre ; ou bien nous pouvons tisser dans cette surface. La surface existant dans une temporalité lointaine, passée, mais aussi présente, et future. Et la perception de cette surface à la temporalité étendue se passe dans l'écriture et la construction collective.

Les liens sont-ils des nœuds ? Un nœud est un croisement, une jointure de lignes. C'est donc un espace défini, dépendant de la surface tissée (car produisant celle-ci), mais aussi un espace à part entière, qui permet un agrandissement et un rapprochement du regard. Et dans cet espace à la foi optique et perceptif s'opère le choix de faire voir ce que l'on veut. Et ce, en lui donnant la forme que l'on veut. Contrairement à l'aspect par défault, relatif au navigateur, des liens hypertextes par (communément bleu et souligné), un lien auquel nous avons joint des règles CSS devient un support potentiel aux expérimentations visuelles et interactive – intéractions entre le texte et le navigateur, entre le navigateur et l'usager..e. Ces expressions, bien que supperficielles, sont autant d'appropriations potentielles des nœuds dans lesquels viennen se broder des espaces personnels sur un espace infrastructurel. Mais écrire un hyperlien, ce n'est pas seulement le styliser. En écrivant l'URL, on définissant les règles interprétées par le navigateur, nous construisons et comprenons le maillage de la surface-système.

On peut donc déceler plusieurs types de lignes : les lignes textuelles, les lignes directionelles, les lignes narratives, les lignes bâtisses. J'ajouterais les lignes communicationnelles et les lignes protocolaires. Les lignes textuelles sont les lignes que nous écrivons dans notre éditeur de texte, mais aussi celles que nous lisons dans notre navigateur, et celles inscrites dans notre barre de recherche (URL, mots-clés). Les lignes directionnelles sont les hyperliens eux-mêmes, ce sont celles qui nous dirigent d'un point à un autre. Les lignes narratives sont les lignes qui façonnent les chemins que nous pratiquons d'une ligne directionnelle à l'autre – en d'autres termes, ce sont les prises de décision des usager..es qui naviguent dans le réseau. Les lignes bâtisses sont les lignes qui construisent l'espace, le système. Elles sont constitutées des lignes situées plus haut, mais elles sont abordées via un angle matériel différent. Ce qui nous amène aux lignes communicationnelles, qui sont ces lignes bâtisses, mais alors abordées du point de vue des protocoles qui les régissent et les font exister. Elles sont des lignes bâtisses, mais dans une temporalité et une matérialité plus distante et plus vaste.

Le manque de transparence des outils et des langages construisant le web diminuent considérablement l'agentivité des personnes qui s'y déplacent, et qui prennent part à sa construction. Ainsi, lire et écrire (le HTML) permettrait de rendre plus autonome les « utilisate..ur..ices » dans leur utilisation des espaces web, par leur compréhension, et la compréhension des choix qu'i..els prennent. Ainsi, les différents chemins tracés, construits et parcourrus seraient ponctués de décisions, plutôt que de semblant de choix dictés par des normes sociales et architecturales vouées à une simplification des prises de décision individuelles – par une abstraction des représentations des outils et technologies par et des lesquels est construit le web. Cette simplifcation, en rendant inaccessibles – par leur effacement – ces éléments de construction, fait croire à une technologie dont la compréhension commune se dissossie de ses usages.

C'est via la double action lecture-écriture que nous arpentons et créons les lignes vectrices du web. Les logiciels préconfigurés présentent une surface à l'utilisate..ur..e qui ne laisse pas transparaitre les nœuds, et donc invisibilise et rend encore plus complexe la compréhension de la surface, de son maillage et ne notre pouvoir d'action en son sein. D'ailleurs, ce lissage de la surface, ces nœuds si serrés qui ne laissent plus rien traverser, nous oblige à glisser sur la surface, à faire avec une sorte de fatalisme. Nous n'avons pas participé à ce maillage. Nous nous contentons donc de broder sur la surface. Et encore, comme les nœuds sont si serrés, on ne peut pas vraiment jouer avec la trame, on doit appliquer des motifs précaires, pré-établis par le logiciel-même (motifs, fonctionnalités par défaut).

De fait, nous n'écrivons pas dans le médium informatique, mais sur le médium. La dimension de vecteur est vite à sens unique lorsque nous utilisons des logiciels dont les fonctionnalités nous sont imposées sans laisser transparaître ni compréhension, ni modification éventuelle. Écrire dans, c'est écrire avec les normes, et non sous leur gouvernance.

→ Silvio Lorusso, « Liquider l'utilisateur »

→ Giorgio Agamben, « Qu'est-ce qu'un dispositif ? »

Tendre des lignes (écrire des hyperliens) c'est construire l'espace, mais c'est aussi s'y déplacer (ou du moins construire des routes, des chemins). Les chemins-liens mis à part : qu'est-ce qui fait espace ?

Un site web est un espace sans cesse modulable. Rien ne demeure figé. En tant qu'auteur..e de pages web, nous avons le pouvoir d'organiser, réaranger les fichiers à notre guise. Nous avons loisir à y écrire et réécrire, et effacer les routes et les fenêtres entre chacun de ces fichiers. Une page web devient un tout autre espace en fonction des connections, qu'elle produit ou laisse entrevoir. Ainsi, le même menu de navigation <nav> prend des formes et véhicule des sens différents en fonction de la façon dont les liens son écrits, agencés, stylisés... Mais également, une page au design constant verra son espace complètement modifié en fonction de ce vers quoi les liens nous mènent.

« Une ligne s'écrit [write] en traçant et en tirant [drawing] un trait sur une surface : le rapport entre la trace et l'écriture se situe ici entre le geste – tirer ou traîner l'instrument – et la ligne qu'il trace [...] » 3

Peut-on faire un parallèle similaire avec les pages web ? Les clics résultant d'un chemin dont le mouvement que l'on produit en le pratiquant (et le dessinant par ce mouvement décisionnel), et les balises construisant d'un espace à la temporalité plus étendue, dont l'existance se prolongerait par le maillage des écritures individuelles vers une surface collective ?

→ Tim Ingold, « Traces, fils et surfaces »

Le web est un entrelac des lignes des données communiquant, et de la déambulation de clic en clic, de lien en lien dans un réseau.

Nos déambulations parmis ces lignes produisent des artefacts dans notre écriture et dans notre lecture, qui s'influencent les unes les autres.

Tim Ingold définit les lignes en deux catégories communiquantes qui sont les fils et les traces. Chacune de ces catégories représente une transformation de l'autre ; les fils peuvent se transformer en trace, et les traces en fils. Si nous appréhendons le web en tant que surface, plus précisément, une supperposition de surfaces – dont les interstices prennent une place importante, dans l'interface entre les utilisager..es et les différents protocoles et standards – formant un système, les traces qui s'y forment construisent un espace habité.

→ Silvio Lorusso, « Liquider l'utilisateur »

Une trace est le témoignage d'un mouvement passé. Il y a les traces additives et les traces soustractives, mais toutes font lien entre plusieurs temporalités.

→ Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, « Traces, fils et surfaces »

  1. Tim Ingold, « Traces, fils et surfaces », Une brève histoire des lignes, Zones Sensibles, 2018
  2. ibid.
  3. ibid.