index/écrire et construire/normes et standards du web/nœuds et surfaces des dispositifs

Chaque instant de la vie des invidividus est modelé par des systèmes et des dispositifs.1 Le sytème capitaliste, notamment, est une accumulation de dispositifs, dans lesquels nous nous frayons un chemin en tant qu'individu. Le web, grand système de communication, est lui aussi une accumulation de dispositifs, mais aussi de normes, et de standards. Dans le web, se trouve le capitalisme. Et dans le capitalisme, se trouve le web. Les dispositifs se croisent, donc, en plus de se superposer (un croisement des strates, mais aussi des chemins). Le capitalisme, existant dans, autour et par, le web est une accumulation et une prolifération de dispositifs.

Giorgio Agamben interroge les potentiels moyens de sortir de ces dispositifs.2 Il emploie alors le mot stratégie. C'est un mot dont les sens m'interpellent ; c'est un mot qui permet de penser aux actions dans ces dispositifs. Giorgio Agamben poursuit en admettant que l'on peut difficilement les contrer, ni penser à utiliser à bon escient un dispositif. Non, il s'agit d'être stratège. De penser dans, avec, pour penser contre.

Les dispositifs de pouvoir prendraient racine sur le bonheur humain.3 Ce bonheur humain permet au dispositif de tenir, mais aussi de se construire. Pour qu'un dispositif existe, et perdure, il faut que cell..eu..x qui le subissent, qui l'expériencent et l'expérimentent, y trouvent une place. Cela peut être un choix sécuritaire (choisir de se plier aux règles, aux lois pour éviter un danger potentiel : punition, restriction...). Cela peut également être le résultat d'un leure. Nous pensons être libre car le dispositif influe insinueusement sur nos choix (par exemple par la création de besoins, de problèmes et de solutions). Le bonheur humain peut également prendre forme grâce l'abstraction des dispositifs qui façonnent et construisent le monde et les espaces dans lesquels nous évoluons. On rend incompréhensible, ou difficilement compréhensibles les couches, les nœuds des qui sont tout autour de nous, en les disséquant et répartisssant les savoirs et les compréhensions techniques entre spécialistes. Comprendre l'information notamment, devient un vaste ensemble. Par exemple, pour quelqu'un..e qui envoie beaucoup de mails, comprendre les différents protocoles utilisés dans ces échanges d'informations semble aller avec ce vaste ensemble qu'est la compréhension du fonctionnement des ordinateurs, les langages obscures de programmation, le fonctionnement d'internet, mais aussi celui de l'affichage des donnés dans les interfaces graphiques... L'utilisation des technologies se dissocie de plus en plus de notre compréhension de celles-ci. Apprendre à faire usage d'un logiciel devient une question de comment appliquer une séquences de schémas pré-établis, et s'en sortir dans une interface pré-dessinée, avec des formes préfabriquées afin de parvenir à l'obtention du résultat souhaité. La simple expérimentation d'un logiciel devient ainsi moins spontannée.

→ Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, « Le Dessin, l'écriture et la calligraphie »

de l'écriture des liens dans les balises

Michel Foucault emploit le terme dispositif en 1970 lorsqu'il parle de gouvernementalité comme agencement des différents moyens de contrôler les populations.4 Il enquête ainsi sur les modes concrets par lesquels les dispositifs agissent à l'intérieur des relations, dans les mécanismes et les jeux de pouvoir.

Les dispositifs gouvernementaux forment une économie dont les acteur..ices mettent à profit les savoirs et les actions sous forme d'un ensemble de mesures et de règles voué au contrôle des populations via l'orientation – par une aliénation des gestes, des habitudes, des perceptions et des appréhensions – des comportements des individus.

Poursuivant les réflexions de Michel Foucault5 sur les dispositifs de pouvoir, Giorgio Agamben introduit la notion de profanation en tant que contre-dispositif.6 Pour cela, il se réfère au droit et à la religion romaine.

La religion en tant que dispositif est un agencement de lois et de rituels qui lient ou séparent le monde des humain..es à celui des dieux. Ces règles et ces pratiques séparent un monde profane d'un monde sacré, autant qu'elles fabriquent des liens entre ces deux mondes. Ainsi, Giorgio Agamben décrit l'acte de profanation comme un contre-dispositif stratégique : en agissant volontairement contre un dispositif de pouvoir depuis un espace existant à la fois dans et en dehors du monde sacré, on use des règles-mêmes qui construisent le dispositif en question.

Giorgio Agamben poursuit à propos du sacrifice : le sacrifice serait le dispositif, au sein du système religieux, qui permettrait de maintenir la séparation entre le monde profane et le monde sacré. Il développe ainsi le concept de profanation comme contre-dispositif en opposition au sacrifice. En effet, le sacrifice a également lieu dans l'interstice entre les deux mondes, mais celui-ci tend à l'emploi des règles dans une continuité implicite du dispositif religieux ; à l'inverse de l'acte de profanation qui lui, se situant dans ce même interstice, détruit – par l'ignorance volontaire du vacillement du bonheur humain – les règles qui le font exister.

Un dispositif implique un processus de subjectivation pour fonctionner en tant que dispositif de pouvoir. Ce processus de subjectivation se passe au sein des relations entre les individus vivant dans ces dispositifs.

Contrairement aux dispositifs traditionnels, les dispositifs prenant place au sein du capitalisme actuel sont déficiles à profaner de façon à ce que « le capitalisme et les figures modernes du pouvoir semblent généraliser et pousser à l'extrême les processus de séparation qui définissent la religion ».7

Pour reprendre Michel Foucault, une société disciplinaire est un ensemble de dispositifs visant (via des pratiques, des discours, des savoirs, des exercices...) à créer des corps dociles mais « libres », assumant leur identité de leur liberté de sujet dans le processus-même de leur assujettissement.8

Cette relation entre les individus et les règles qui les gouvernent passe notamment par la construction et l'utilisation des outils qui influencent nos gestes, nos usages et nos perceptions de ces outils-mêmes, et des espaces qu'ils construisent. En effet, c'est avec et parmi ces outils que nous existons, et faisons exister notre environnement à la fois intime et commun. Parmi ces outils existe le langage, dans ses formes sensibles et ses formes matérielles.

→ Tim Ingold, Une brève histoire des lignes « L'Écriture comme dessin », p. 165

Les dispositifs créés et parfois imposés par certaines entreprises commerciales (les réseaux sociaux notamment) établissent des normes sociales et d'usage desquelles il devient vite difficile de sortir. Il est dorénavant vite aisé d'être mis..e à l'écart lorsque nous n'utilisons pas telle application de communication directe.9

→ Silvio Lorusso, « Liquider l'Utilisateur »

→ James Bridle, New dark Age: Technology and the End of the Future

Comment pouvons-nous mettre en œuvre des stratégies d'appropriations de ces outils langagiers ; penser avec ces standards pour agir contre les normes qui les régissent ?

Le principe de « customisation » permet – aux sites de réseau social ainsi qu'à certains CMS largement utilisés – de normer architecturalement des espaces, dans lesquels il devient alors plus facile d'imposer une manière de faire, et permettre à un système autoritaire de s'immicer dans la communication des informations, dont les modes de consommation propres au capitalisme en sont l'extension.

Les dispositifs sont des machines de production de subjectivations, des machines à gouverner.

→ Michel Foucault, L'archéologie du savoir

Les intensités n'ont pas de structure propre, et donc elles sont plus difficile à détruire. Les dispositifs permettent de générer du povoir, mais c'est leur expérience qui est aliénante, et c'est elle qui est la plus difficilement cernable, donc difficilement destructible.

→ Gilles Deleuze : intensités

→ Lars Bang Larsen, “Tracing Circles with other centres”, Effectuating Tactility and Print in the Comptemporary

Les dispositifs qui façonnent le capitalisme actuel n'agissent plus par la production d'un sujet, mais par des processus de subjectivations.

→ Giorgio Agamben, « Qu'est-ce qu'un dispositif ? »

Les dispositifs mis en place ne nous aliennent pas directement, dans le sens qu'il n'y a pas de sujet pré-dispositif et post-dispositif, mais une sorte de mélange constant en fonction de chacun des dispositifs.

L'internet représenté et présenté en tant que nuage efface les réalités matérielles derrières ces connections.

“These metaphors obfuscate the reality that the internet is made up of individual nodes: individual computers talking to other individual computers.”10

C'est un espace qui, par l'abstraction grandissante de ses mécanismes, accentue l'écart entre les règles qui le régissent et les potentiels regards critiques des personnes qui en font usage, ou du moins, qui s'y confrontent. Comme j'ai pu le constater en construisant mes index de pages web personnelles, beaucoup de ces pages, ventant les mérites et nécessités d'un handmade web sont des personnes qui comprennent, de par leur profession ou centres d'intérêts, les rouages, les enjeux, et les possibles de ce système.11

Le manque de transparence des outils et langages construisant le web diminue considérablement l'agentivité des personnes qui s'y déplacent et prennent part à sa construction. Lire et écrire (le HTML) permettrait une autonomie plus élargie des « utilisager..es » dans leur utilisation des espaces web, par la meilleure compréhension des choix et des décisions. Les différents chemins tracés, construits et parcourrus sont ponctués de gestes, et le degré de réflexion accompagnant ces gestes dépend, notamment, de la perception des espaces et des dispositifs dans lesquels ils existent. Ces gestes sont ainsi influencés par des normes sociales et architecturales qui ont le pouvoir d'effacer les prises de décisions – et dans le cas du web, par une abstraction des représentations de ses outils et ses technologies. Cet effacement des éléments de construction brouille la potentialité des actions individuelles et collectives possibles.

→ Silvio Lorusso, « Liquider l'Utilisateur » : agentivité, action, comportement

→ Thomas Jesuha, « L’agir et le faire chez Hannah Arendt : réflexions et prolongements »

La question se pose : quels sont les véritables pouvoirs d'action de ces sites codés à la main par des designers dont la carrière et leur classe sociale12 semblent leur permettre de pouvoir construire des sites web manifestes, à l'esthétique tantôt minimale, tantôt pop ? Évidemment, il n'y a pas que ces designers qui agissent et véhiculent une écriture et une construction moins frénétique et systématique du web. Comment élargir ces problématiques au-delà de certains groupes sociaux ? Comment faire en sorte que l'écriture d'une page web ne soit pas seulement un acte-manifeste de rébellion ‑ à défaut d'une forme d'affirmation – mais une simple pratique casuelle, ordinaire, avec laquelle il nous serait possible, ou pas, d'agir véritablement sur les différentes strates infrastructurelles, sans que cette action soit partie intégrante de nos préoccupations ? Comment trouver le recul nécessaire à chacun..e pour permettre de mêler équitablement13 une conscience des outils et la volonté d'agir ?

  1. Giorgio Agamben, « Qu'est-ce qu'un dispositif ? », Payot et Rivages, 2007
  2. ibid.
  3. ibid.
  4. Michel Foucault, L'archéologie du savoir, Gallimard, 2008
  5. ibid.
  6. Giorgio Agamben, « Qu'est-ce qu'un dispositif ? », Payot et Rivages, 2007
  7. ibid.
  8. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1993
  9. Je fais notamment référence à mon expérience personnelle. En effet, il m'arrive régulièrement de ne pas être informé des organisations collectives, du fait de ne pas être inscrit sur Facebook/Messenger, quand bien même je suis inscrit et actif sur plusieurs réseaux sociaux (Instagram, Twitter, Mastodon).
  10. Laurel Schwulst, “My website is a shifting house next to a river of knowledge. What could yours be?”
    thecreativeindependent.com/essays/laurel-schwulst-my-website-is-a-shifting-house-next-to-a-river-of-knowledge-what-could-yours-be/

    (consulté le 25/5/2023)
  11. Par système, j'entends un espace qui est lui-même un dispositif. Internet et le web sont des systèmes à la structure tant matérielle que sociale.
  12. contextualiser, préciser l'hypothèse
  13. Répartir et organiser les différentes préocupations et problématiques dans une même pratique, au sein d'une communauté de pratiques et plus largement, des usager⋅es du web.